Le mot du jour franco-autrichien
1- Mener une vie de patachon ou se ranger ?
2- ChatGPT : un poisson rouge et un agrégé de philosophie
3- La mayonnaise : une histoire de campagne de Richelieu à Renaissance
4- Otto, citoyen lambda
5- Montrer patte blanche
6- Jeter « l’eau propre » sur qn… et le bébé avec l’eau du bain ?
7- D’où vient le cappuccino ?
8- Faire une omelette sans casser des oeufs ?
9- L’art de se défiler pour ne pas défiler
10- Hors sol ou bodenständig ?
Mener une vie de patachon ou se ranger ?
« Longtemps Frédéric Beigbeder a été un moraliste qui menait une vie de patachon. Ayant passé la cinquantaine, il s’est rangé (…). Il vit désormais au Pays basque avec femme et enfants. Il a abandonné les nuits parisiennes qui ont établi sa réputation de noceur, sniffeur, séducteur et baiseur. » (article)
Une vie de patachon, on l’aura compris en lisant les informations concernant l’existence « d’avant » de l’écrivain Frédéric Beigbeder, c’est une vie dissipée : le noceur, sniffeur, séducteur et baiseur… a fini par « se ranger ». C’est ce qu’on appelle en allemand « solide werden« – autrement dit, commencer à mener une vie ordonnée, « convenable ».
Mais qu’est-ce qu’un patachon ? C’est un conducteur de patache !
Encore faut-il savoir ce qu’est une patache, un mot guère usité au XXIe siècle.
A l’origine, c’est un petit bateau de surveillance utilisé dans les ports (1). Au XIXe siècle, le sens du mot s’étend : c’est désormais une voiture hippomobile sans confort, et le plus souvent sans suspension, qui permet de voyager à moindre coût. La patache (einfache Kutsche) est alors la diligence du pauvre. Son cocher, le patachon, mène une vie peu enviable : il est toujours par monts et par vaux et a la réputation de mener une vie dissolue. Il se livre à toutes sortes d’excès, allant de taverne en tripot, gaspillant ses maigres revenus pour s’enivrer, jouer, fréquenter les prostituées. Il mène donc le contraire d’une vie « rangée ».
« Mener une vie de patachon » a pour synonyme « mener une vie de bâton de chaise ». Cette expression vient, elle aussi, du domaine des transports : aux XVIIe et XVIIIe siècles, les gens de qualité utilisaient des chaises à porteurs pour effectuer de courts trajets. Cette sorte de cabine munie de brancards et portée à bras d’hommes permettait de se faufiler parmi la foule et dans les ruelles étroites beaucoup plus facilement qu’avec un carrosse.
En attendant leur maître, les porteurs allaient parfois au cabaret et, pour ne pas se faire voler leur chaise, emportaient avec eux les brancards – c’est-à-dire les deux barres de bois amovibles qui soutenaient la caisse de la chaise à porteurs. Ces « bâtons » ne menaient pas une vie de tout repos : ils étaient sans cesse maniés, enlevés – car il fallait les tirer pour permettre à la porte de s’ouvrir – puis remontés… Par extension, l’expression a fini par désigner la vie agitée que menaient les porteurs eux-mêmes, toujours en déplacement, comme le conducteur de patache.
L’équivalent allemand a également un rapport avec les moyens de locomotion : « mener une vie de patachon / de bâton de chaise » se traduit par « ein zügelloses Leben führen« (= mener une vie débridée). C’est le comble pour le conducteur d’un véhicule hippomobile qui devrait, au contraire, tenir bien en main les rênes ou la bride de son attelage et – au sens figuré et moral – avoir une bonne conduite, bien se conduire dans la vie.
On utilise aussi (mais de moins en moins…) l’expression « ein Lotterleben führen« . Attestée depuis le XIX siècle, elle vient de l’ancien haut allemand « lotar » qui signifiait « leichtfertig, nichtig, schlaff » (frivole, volage, futile, avachi). Celui qui mène un « Lotterleben » se moque des conventions et des obligations, privilégie une existence décontractée, cool…
Rares sont probablement les jeunes d’aujourd’hui qui connaissent les expressions « mener une vie de patachon / de bâton de chaise » et « ein Lotterleben führen » : elles sont remplacées par « chiller / chillen« (calques de l’anglais « to chill« ) et « buller » (2), c’est-à-dire c’est fainéanter, prendre du bon temps, se la couler douce, profiter de la vie sans se soucier du lendemain…
Ces deux verbes du XXIe siècle ont conservé l’idée d’absence de contraintes, la notion de futilité et de fainéantise exprimées par « vie de patachon » ou « de bâton de chaise », mais ne possèdent plus celle d’immoralité, de débauche.
Pour être au courant
1- la patache : à l’origine, c’est « un petit bateau employé pour arraisonner les navires qui entrent dans le port » : le but de la manœuvre est, bien entendu, de contrôler leur cargaison et de leur faire payer des droits de douane et les taxes d’ancrage. Un siècle plus tard, le mot patache désigne aussi les petits bateaux à fond plat, postés aux points stratégiques des rivières et des fleuves, et employés par les gabelous qui, sous l’Ancien Régime, éaient les employés des douanes chargés de percevoir la gabelle, l’impôt sur le sel, et de lutter contre la contrebande de ce produit.
Le mot « patache », attesté en français à partir du XVIe siècle, est emprunté à l’espagnol pataje (bateau de guerre léger) qui vient lui-même de l’arabe baṭăs (bateau à deux mâts), emploi substantivé de l’adjectif baṭăs (rapide).
2- buller ou coincer la bulle : ces deux expressions viennent de l’argot militaire des artilleurs. Ceux-ci avaient pour tâche de vérifier que l’affût des canons était placé à l’horizontale afin que le tir soit bien ajusté. Pour cela, ils utilisaient un niveau à bulle – une opération pas particulièrement pénible qui, une fois accomplie, leur laissait beaucoup de loisirs (sauf en temps de guerre, bien sûr…)
3- l’affût et Lafette : le mot allemand vient du français « l’affût » avec agglutination de l’article défini. « Affût », lui, vient de l’ancien français « fust » qui a donné le mot « fût » : tronc d’un arbre, tonneau ou partie d’une colonne (Säulenschaft).
ChatGPT, un poisson rouge, un agrégé de philosophie (et cinq ou six ratons-laveurs…)
« En matière d’intelligence, l’IA n’arrive pas à la cheville du poisson rouge« , affirme Raphaël Enthoven.
Opposé à ChatGPT sur une épreuve de philosophie du bac ayant pour thème « Le bonheur est-il affaire de raison ? », le philosophe a obtenu la note de 20/20, et la machine seulement un 11 !
Une preuve, selon R. Enthoven, qu’une « intelligence artificielle ne pourra jamais rivaliser avec un humain dans le domaine de la philosophie. » (article)
Non, la question du jour n’est pas de savoir si un poisson a des chevilles ! Il s’agit de retrouver l’origine de l’expression « ne pas arriver à la cheville de qn » et celle de son équivalent en allemand.
Et, par la même occasion, de défendre l’honneur des poissons rouges, injustement dénigrés !
Certains préjugés concernant les capacités mentales des poissons (en particulier celles du « poisson rouge » (Goldfisch), animal dégénéré qui passe sa vie à tourner dans un bocal) sont tenaces : ces animaux auraient une mémoire très limitée, voire inexistante (d’où l’expression « avoir une mémoire de poisson rouge ») et un cerveau aux capacités très réduites. Or, les scientifiques ont prouvé récemment que, dans ce domaine, le poisson n’avait rien à envier à la plupart des mammifères.
Ainsi, non seulement le philosophe Raphaël Enthoven commet une erreur anatomique en évoquant la « cheville » du poissson rouge, mais aussi il calomnie cet animal, beaucoup plus intelligent qu’on ne le croit.
« Ne pas arriver à la cheville de qn », c’est se montrer nettement inférieur à lui en talent, en intelligence, en mérite, etc. Apparue au XVIIIe siècle, l’expression est une variante de la locution « ne pas venir / arriver / aller à la ceinture – ou au genou – de qn », qui, dès l’origine, était employée dans un sens figuré.
Au fil des siècles, l’élément de comparaison (« ceinture », puis « genou » et finalement « cheville ») s’est rapproché du sol, rabaissant par conséquent la valeur de la personne supposée se trouver en position d’infériorité.
En allemand, cette condition subalterne est exprimée par une autre image, née d’une pratique médiévale.
La fourchette n’a fait son apparition sur les tables en Europe qu’au XVIe siècle. Au moyen âge, si les convives se servaient d’une cuillère pour consommer les mets liquides comme la soupe, ils utilisaient leurs doigts pour manger les autres aliments, et ce, chez les grands seigneurs comme chez les paysans les plus pauvres. De plus, chacun se servait directement avec la main dans le plat commun. C’est pour cette raison que la propreté des mains était une nécessité absolue : les convives devaient les laver avant de manger et après le repas, parfois même entre les différents plats.
A la table des grands seigneurs, c’étaient des pages qui avaient pour rôle de leur présenter des aquamaniles (une aiguière et son bassin) remplis d’eau parfumée (avec des plantes aromatiques) et un linge pour s’essuyer les doigts. (Aquamanile en forme de dragon – Lorraine – XIIe siècle)
Cette tâche n’était pas confiée à n’importe qui mais à des serviteurs suffisamment stylés pour pouvoir paraître à la table du maître. Les domestiques de rang inférieur, eux, ne pouvaient par leur « passer l’eau » pour se laver les doigts. D’où l’expression « jemandem das Wasser nicht reichen können« , équivalent de notre locution « ne pas arriver à la cheville de qn ».
la mayonnaise, une histoire de campagne –
de Richelieu à Renaissance
Campagne électorale
« La mayennaise ne semble pas prendre » – commente un lecteur à propos des sondages sur les élections européennes. En effet, la candidate du parti présidentiel « Renaissance », largement inconnue du grand public, recule dans les intentions de vote.
n autre ironise : « Avec Valérie HAYER, Mayennaise macroniste, la mayonnaise ne prend pas. »
« La mayonnaise ne prend pas » signifie que la situation n’évolue pas dans un sens favorable, les choses ne prennent pas une bonne tournure (sich (nicht) zum Guten wenden).
Une Mayennaise est, comme la candidate Renaissance, une habitante du département de la Mayenne (région Pays de la Loire).
Mayonnaise, Mayennaise : est-ce un mauvais jeu de mots basé sur deux paronymes (deux mots qui se ressemblent par leur prononciation et / ou leur orthographe) ou bien ces deux termes ont-ils une parenté étymologique ?
Il faudrait d’abord déterminer l’origine du nom de la mayonnaise, et elle est assez controversée.
Campagne de la Guerre de Crimée à Sébastopol
L’une des hypothèses se réfère au général français Patrice de Mac-Mahon (1808-1893) qui aurait découvert cette sauce froide – une émulsion d’huile et de jaune d’œuf – grâce à son aide de camp, originaire de la Mayenne, et aurait créé un mot-valise associant son propre nom « Mahon » et et celui du département : c’est ainsi que la mahonnaise mayennaise serait devenue la « mayonnaise ». (1)
Cette explication est d’autant plus contestable que le mot est attesté dès 1806, au début du 1er Empire, avec la locution « saumon à la mayonnaise » (in Viard, « Le Cuisinier impérial »).Selon une autre hypothèse, c’est de la ville de Bayonne que viendrait la « bayonnaise », mot qui se serait peu à peu transformé en « mayonnaise ». Ce n’est, paraît-il, pas encore la bonne explication. Mais, géographiquement, on se rapproche de l’origine de cette sauce.
Campagne de la Guerre de Sept ans à Minorque
L’explication la plus communément admise quant à l’origine de la mayonnaise se réfère à la victoire du duc de Richelieu (arrière-petit-neveu du célèbre cardinal) qui a assiégé la forteresse du port de Mahón (2) (dans l’île espagnole de Minorque). Pour fêter la prise du Castillo de San Felipe, en 1756, il a organisé un banquet. Le cuisinier a servi les viandes avec une sauce catalane, connue (depuis 1024) sous le nom de « all-i-oli » (littéralement « ail et huile ») (3) et composée d’ail pilé dans un mortier (Mörser) et d’une émulsion d’huile (d’olive, bien sûr) et de jaune d’oeuf. Par égard pour le palais (Gaumen) délicat de ses convives venus du Nord, le cuisinier a supprimé l’ail de la recette. Conquis par cette sauce, et en souvenir de sa victoire, le duc de Richelieu l’a baptisée « mahonnaise ».
Cette explication n’a pas conquis tous les lexicologues : Friedrich Kluge, philologue allemand (1856-1926), estime de son côté que le mot « mayonnaise » vient du verbe « mailler » qui signifiait « battre » en ancien français : il faut battre l’huile (autrefois à la main, aujourd’hui avec un batteur) pour faire « prendre » la mayonnaise.
Pour mener à bien la campagne des européennes, il faut se battre et surtout battre ses adversaires.
Pour être au courant
1- Militaire et homme d’État, président de la République (1873-1879), Patrice de Mac-Mahon a été fait duc de Magenta (ville d’Italie) et maréchal de France par Napoléon III.
Pendant la Guerre de Crimée, lors du siège de Sébastopol (1855), il aurait prononcé son célèbre « J’y suis, j’y reste ! » Il est resté et la ville est tombée…
Mac Mahon (littéralement : le descendant de l’ours) : un patronyme ni français ni minorquin – Les ancêtres du maréchal sont originaires d’Irlande. Ils se sont réfugiés en France avec Jacques II Stuart lors de la « Glorieuse Révolution » de 1689.
2- La capitale de Minorque, elle, doit son nom au général carthaginois, Mahon, qui a fondé la ville et a annexé l’île à l’empire carthaginois en 205 avant J.-C. Encore une histoire de campagne et de bataille…
3 – L’aïoli provençal est, à l’origine, composé uniquement d’ail pilé, d’huile d’olive et de sel, sans ajout de jaune d’œuf, de moutarde ou de jus de citron. Aujourd’hui, le mot « aïoli » désigne non seulement la sauce mais aussi tout le plat qu’elle accompagne : légumes, poissons (traditionnellement de la morue), escargots…
Otto, citoyen lambda
« Un scientifique utilise 20 fois plus de plastique qu’un citoyen lambda
La science pollue. Pipettes, boîtes de Pétri, tubes à essai : les objets en plastique à usage unique abondent dans les laboratoires du monde entier. Chaque année plus de cinq millions de tonnes sont jetés, soit 2% de ce type de déchets. » (article)
Un individu « lambda » est une personne quelconque. L’expression « citoyen lambda » employée dans l’article est synonyme de consommateur moyen.
Mais quel est le rapport avec la lettre grecque du même nom, ancêtre du » L « de l’alphabet latin ? Placée entre « kappa » (notre « k ») et « mu » (notre « m »), c’est la 11ème lettre de l’alphabet grec, qui en compte 24. Elle se situe donc au milieu de la liste, et c’est cette position médiane qui explique son sens figuré.
Tout comme l’alpha (la 1ère de cet alphabet) et l’oméga (la dernière) sont devenus respectivement le symbole du commencement et de la fin, la lettre lambda est celui du milieu, de la moyenne.
Cette acception figurée du terme apparaît dans l’argot de l’École Polytechnique au XIXe siècle : l’élève lambda était celui qui se situait au milieu du classement de sa promotion (Jahrgang). Ce n’était donc ni un sujet particulièrement brillant, ni un cancre (élève nul et paresseux).
L’équivalent allemand du citoyen lambda est désigné par un prénom : Otto Normalverbraucher, c’est le consommateur « normal », au sens de « moyen », une personne fictive ayant les caractéristiques et les besoins représentatifs de l’ensemble de la population.
Pourquoi Otto ? D’abord parce que c’est un mot court, facile à prononcer, qui peut se lire de gauche à droite ou l’inverse (c’est donc un palindrome comme Anna, Hannah ou Bob…). Ensuite, parce que c’était un prénom très populaire en Allemagne à la fin du XIXe siècle et jusqu’au début de la Grande Guerre. La génération née entre 1980 et 1914 a entre 60 et 26 ans en 1940 quand apparaît l’expression « Otto Normalverbraucher« . (1)
Dans l’Allemagne en guerre, il devient nécessaire de rationner les denrées alimentaires et donc de déterminer différentes catégories dans la population, selon les besoins en nourriture : enfants et adolescents, travailleurs prioritaires (par ex. ceux qui sont employés dans l’industrie de l’armement), travailleurs de nuit, retraités, et donc aussi les « consommateurs moyens » qui avaient droit à une ration alimentaire « moyenne ».
Bien que le prénom Otto ne soit plus guère porté aujourd’hui (2), l’expression « Otto Normalverbraucher » reste toujours très employée dans les études de marché.
Il a pour équivalent Durchschnittsbürger, -mensch, Max Musterman, Lieschen Mûller, die Person von nebenan...
Dans la presse française, le « citoyen lambda » est tour à tour désigné comme « l’homme de la rue » ou « Monsieur Tout-le-monde« , « Monsieur Duchmol », avec sa variante féminine « Madame Michu« . (3)
Pour être au courant
1- L’expression « Otto Normalverbraucher » a en outre été popularisée par le film « Berliner Ballade« , sorti en 1948, dans lequel Gert Fröbe joue le rôle d’Otto, le personnage principal, un citoyen moyen de son époque.
2- Célèbres porteurs du prénom Otto, après le Chancelier Otto von Bismarck (1815-1898) :
– Otto von Habsburg, homme politique allemand et fils du dernier empereur d’Autriche (décédé en 2011) ;
– Otto Waalkes, acteur (né en 1948) ;
– Otto Rehhagel, footballeur et entraîneur (né en 1938).
Il paraît cependant que le prénom revient à la mode depuis une dizaine d’années en Allemagne (particulièrement dans l’ancienne RDA). Ce n’est pas le cas en Autriche, peut-être parce qu’il rappelle « l’opération Otto » (Unternehmen Otto), nom de code (Deckname) choisi par Adolf Hitler pour désigner l’opération militaire qui a conduit à l’annexion de l’Autriche en mars 1938.
3- Le citoyen « lambda » dans d’autres langues :
– en Grande-Bretagne, il est appelé « Fred (ou Joe) Blogs », ou bien A. N. Other (« another » signifiant « un autre », c’est-à-dire, par extension, « n’importe qui ») ;
– « italiano medio« , synonyme de « cittadino comune » ou « uomo della strada » en italien ;
– en espagnol, ce « ciudadano medio » ou « promedio » est également nommé « ciudadano de a pie » (littéralement « citoyen qui va à pied »). Ce terme est apparenté au « peon« , un valet de ferme en Amérique du Sud, dont le nom signifie littéralement « piéton » = celui qui se déplace à pied.
montrer patte blanche
« Des marins-pompiers de Marseille « contrôlés » par les guetteurs : ils doivent « montrer patte blanche« . Dans certaines cités de Marseille, les trafiquants règnent sans conteste au point de pouvoir « fouiller » les militaires, les marins-pompiers, les infirmiers et ambulanciers en pleine opération de secours, ce qui fait perdre un temps souvent précieux. » (article)
« Montrer patte blanche », c’est s’identifier ou donner un signe de reconnaissance pour être autorisé à entrer dans un lieu. L’expression vient d’une fable de La Fontaine « Le loup, la chèvre et le chevreau », ou du moins c’est le fabuliste français qui l’a popularisée.
Le conte des frères Grimm propose, un siècle et demi plus tard, une version un peu différente de l’histoire : « Der Wolf und die sieben Geißlein« .
Le biquet français se montre beaucoup plus malin que ses cousins « germains » : bien que sa mère lui ait simplement recommandé de n’ouvrir qu’à celui qui prononcerait le mot de passe convenu (1), il a la bonne idée de demander en plus au loup de montrer sa patte. Voyant qu’elle est noire, il refuse de lui ouvrir.
« Le biquet soupçonneux par la fente regarde : ‘Montrez-moi patte blanche, ou je n’ouvrirai point.’» (2)
Les « sieben Geißlein« , par contre, tombent dans le panneau (auf den Leim gehen, auf eine List hereinfallen) à la troisième tentative du loup, et six d’entre eux vont être dévorés.
« Die Geißlein riefen: ‘Zeig uns zuerst deine Pfote, damit wir wissen, dass du unser liebes Mütterchen bist.’ Da legte der Wolf die Pfote auf das Fensterbrett. Als die Geißlein sahen, dass sie weiß war, glaubten sie, es wäre alles wahr, was er sagte, und machten die Türe auf. »
Les chevreaux de Grimm ont peut-être des circonstances atténuantes : en effet, le loup est plus rusé – ou plus affamé ? – que son congénère français : pour tromper les cabris, il mange d’abord de la craie pour rendre sa voix plus douce, enduit (bestreichen, überziehen) ensuite sa patte de pâte à pain, puis de farine.
Après l’échec de cette opération de « blanchiment », peut-être que le loup, toujours affamé et frustré, est allé se venger en dévorant « le Petit Chaperon rouge » (Rotkäppchen) et sa grand-mère…
L’histoire ne le dit pas car La Fontaine a choisi de terminer sa fable par la morale suivante : « Deux sûretés (le sésame et la patte blanche) valent mieux qu’une« . Devenue proverbiale sous la forme « Deux précautions valent mieux qu’une », elle se traduit en allemand par « Doppelt genäht hält besser » (une double couture tient mieux).
L’expression nous ramène au conte de Grimm qui se termine par une étrange séance de couture ! La chèvre ouvre le ventre du loup endormi après son copieux repas, afin de récupérer les 6 chevreaux qu’il avait engloutis. Avant de recoudre le ventre béant (klaffend), elle le remplit de lourdes pierres qui vont causer la perte du loup. A son réveil, l’animal se penche sur le bord d’une fontaine (3) pour se désaltérer (seinen Durst stillen), il tombe dedans et se noie.
« Tout est bien qui finit bien » (Ende gut, alles gut!) : les sept petits (4) et leur mère dansent de joie.
Pour être au courant
1- Le « mot du guet » qui sert sésame : « Foin* du loup et de sa race ! »
*L’interjection « foin de » est vieillie. On l’utilisait pour marquer le rejet, le dédain (zum Teufel mit dem Wolf = au diable le loup !) Elle n’a rien à voir avec le foin (herbe séchée / Heu) ; c’est vraisemblablement une altération de l’interjection « fi » – elle aussi vieillie, mais que l’on emploie encore dans l’expression « faire fi de qc » (verschmähen). Elle peut se traduire par « pfui », « pfui Teufel ».
Tout comme « fi », « pfui » est une onomatopée (Schallnachahmung, Lautmalerei).
2- Vouvoiement en 1688 – tutoiement en 1812 – Alors que, dans la fable de la Fontaine, tous les protagonistes se vouvoient (la chèvre et son chevreau, le chevreau et le loup), ceux du conte de Grimm se tutoient (la mère et les sept biquets, ces derniers et le loup, le loup et le boulanger, puis le meunier (Müller).
3- Brunnen peut se traduire par « puits » ou par « fontaine« . Si j’ai choisi le second terme, c’est bien sûr pour le jeu de mots avec le fabuliste français, mais aussi pour une raison de vraisemblance : il est plus difficile de tomber par mégarde (aus Versehen) dans un puits (même avec le ventre rempli de cailloux). En effet, sa margelle (le rebord) est trop élevée.
4- Chevreau, biquet, cabri (du latin « capra » la chèvre, dont dérive aussi… la cabriole) : trois synonymes pour désigner les petits de la chèvre et du bouc.
En allemand, la chèvre = Ziege, est aussi appelée Geiß (avec ses variantes dialectales Gaiß, Goiß, Goaß) ou Zicke, d’où le nom de ses petits : Geißlein, Zicklein, Ziegenkitz…
jeter l’eau propre sur quelqu’un…et le bébé avec l’eau du bain ?
« Ne jetez pas l’eau propre ! » lance Sarah El Haïry, ministre déléguée à l’Enfance, à la Jeunesse et des Familles, à la députée LFI Sandrine Rousseau, lors des questions au gouvernement le 12 mars 2024.
Assistons-nous à un débat sur la gestion des ressources en eau potable ? Pas du tout. La ministre demande à la députée d’opposition de ne pas jeter le discrédit sur toute une profession, celle de l’Aide sociale à l’Enfance, lorsqu’il s’agit seulement d’un cas isolé de dysfonctionnement.
Est-ce un simple lapsus ? La langue de la ministre aurait-elle malencontreusement « fourché » (es war ein unglücklicher Versprecher) ? Apparemment pas, puisque madame El Haïry récidive quelques secondes plus tard lorsqu’elle déclare : « Nous ne nierons jamais qu’il y a des besoins essentiels, mais ne jetez pas l’eau propre sur les assistants familiaux, sur les éducateurs spécialisés, sur les départements ».
Ce n’est pas la première fois qu’elle utilise « jeter l’eau propre » (qui n’est pas une expression figurée) au lieu de « jeter l’opprobre » sur quelqu’un (1), c’est-à-dire jeter le discrédit sur lui, le blâmer publiquement (Schande über jn bringen). Interviewée à la radio, elle avait demandé : « Faut-il jeter l’eau propre sur l’ensemble des parlementaires français, des élus et des Français ? » (vidéo)
Errare humanum est. Perseverare diabolicum. (L’erreur est humaine, mais persévérer (dans son erreur) est diabolique). On peut se demander, alors que la ministre semble coutumière du fait (etw. nicht zum ersten Mal machen), pourquoi personne ne lui a expliqué que c’était un barbarisme. En tout cas, maintenant que la presse et les réseaux sociaux ont largement relayé cette bourde (Schnitzer), la voilà prévenue !
Il est probable que la ministre s’est emmêlé les pinceaux (2), confondant « ne pas jeter l’opprobre » avec « il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain« , c’est-à-dire rejeter en bloc quelque chose de négatif, sans tenir compte de ses aspects positifs.
L’eau propre… au sens propre
C’est en allemand qu’on trouve la première attestation de l’expression, en 1512, sous la forme « das Kind mit dem Bade ausschütten« . Elle apparaît dans une œuvre de Thomas Murner (franciscain, poète et auteur satirique), qui est intitulée « Narrenbeschwörung » (Exorcisme des fous).
L’une des illustrations (gravure sur bois) montre le comportement insensé d’une personne atteinte de folie : une femme jette un bébé avec l’eau sale contenue dans le baquet. L’expression est alors utilisée au sens propre. (3)
Peu à peu, elle va acquérir le sens figuré que nous connaissons aujourd’hui. Par exemple, un siècle plus tard en 1610, elle est utilisée par Johannes Kepler pour mettre en garde ses contemporains : il ne faut pas jeter le discrédit sur l’astrologie, sous prétexte de quelques dérives. Lui-même était à la fois astrologue et astronome (4).
Vers la fin du XIXe siècle, la locution est reprise et traduite littéralement par l’historien anglais et germanophile Thomas Carlyle : « to throw the baby out with the bath water« . Au passage l’enfant (Kind) s’est transformé en « baby« .
Le français a emprunté la locution à l’anglais au début du XXe siècle, reprenant le terme bébé, plutôt que « enfant » (5).
Conclusion : dans la pratique, ce n’est pas « l’eau propre » que l’on jetait avec le bébé, mais bel et bien « l’eau sale ». En effet – slogan familier à une génération qui a connu « la Mère Denis » -, « dans le temps, on ne gaspillait rien. Ni l’eau, ni le savon, ni la lumière » !
Pour être au courant
1- l’opprobre (m) : la honte publique.
Il est vrai que ce terme appartient à un registre soutenu (gehoben) et n’est plus guère utilisé aujourd’hui que dans l’expression « jeter l’opprobre » sur qn.
Commentaire caustique (ätzend) d’un lecteur : « [La ministre] n’a pas confondu deux mots [opprobre et eau propre], vu qu’elle n’en connaissait qu’un. C’est bien le problème ! »
2- s’emmêler les pinceaux : dans cette expression familière, « pinceau » est synonyme de « pied« . Au sens propre, cela signifie « trébucher« , faire un faux pas et perdre l’équilibre (stolpern). Au sens figuré, c’est s’embrouiller (sich verheddern).
3- l’expression « jeter le bébé avec l’eau du bain » est née à une époque où l’Allemand moyen ne connaissait ni l’eau courante, ni baignoire ni un système d’évacuation des eaux usées (Abwasser). Les enfants étaient lavés dans un baquet (Holzzuber), et l’eau sale était ensuite jetée dehors.
4- Kepler à Graz à la fin du XVIe siècle. Recruté comme professeur de mathématiques par l’Ecole évangélique de Graz en 1584, Johannes Kepler doit, en plus de ses cours, élaborer des « cartes astrales », des « almanachs » (l’équivalent des horoscopes d’aujourd’hui) et réaliser des prédictions astrologiques. Il estime qu’il ne faut pas rejeter en bloc l’astrologie. Man soll nicht „bei billiger Verwerfung des sternguckerischen Aberglaubens, das Kind mit dem Bade ausschütten“.
5- En français, le terme « bébé » n’est utilisé dans le sens de « très jeune enfant » qu’à partir du début du XXe siècle. Avant, on parlait de « nourrisson », « nouveau-né » ou « enfançon ».
D’après les lexicographes, « bébé » ce ne serait pas une adaptation de l’anglais « baby« , Cependant, les deux mots ont un radical onomatopéique commun : « beb-« , viante de « bab-« , que l’on retrouve par ex. dans le verbe « babiller » (brabbeln)
d’où vient le cappuccino ?
Peut-être en buvez-vous régulièrement, mais savez-vous quelle est son origine ?
Contrairement à ce que suggère son nom bien italien, le cappuccino n’est pas né en Italie, mais en Autriche, plus exactement à Vienne, sous le nom de Kapuziner, au XVIIe siècle, c’est-à-dire à une époque où la consommation de café était encore peu répandue en Europe.
Le premier café a été créé à Vienne en 1685 par un Arménien du nom de Johannes Théodat. (1)
Un an plus tard, Francesco Procopio dei Coltelli, originaire de Sicile, a ouvert un café à Paris, en face de la Comédie-Française. C’est aujourd’hui, toujours au même emplacement, le fameux « Procope » (qui n’est plus un café, mais un restaurant).
Au début, les différentes variétés de cafés servis à Vienne ne portaient pas de nom, et on ne proposait pas de carte des boissons aux clients. Pour guider leur choix, le serveur leur présentait une palette de couleurs en dégradé, allant du noir au blanc crème et représentant les différentes sortes de café, du plus corsé (kräftig) au plus léger (selon une anecdote rapportée par Friedrich Torberg dans « Die Tante Jolesch« , 1975).
Le Kapuziner est alors un café à forte teneur en caféine. Il est sucré (le plus souvent avec du miel), mélangé avec un peu de crème et coiffé d’un dôme de mousse de lait.
Il doit son nom à l’ordre des frères Capucins (de la famille des Franciscains) qui, lui-même, doit son nom au manteau à capuche pointue (2) porté par les moines de cet ordre.
◀ Frère capucin tonsuré et capuche baissée
La couleur brune du café rappelle celle de ce vêtement. Lorsque le Capucin retirait sa capuche, on apercevait son crâne tonsuré : le dôme de mousse de lait qui coiffe aujourd’hui le « cappuccino » rappelle cette zone claire, dépourvue de cheveux, sur le sommet de la tête du moine.
Au XVIIIe siècle, le Kapuziner, enrichi de nouveaux arômes, d’épices et de crème fouettée, se répand dans tout l’empire des Habsbourg, en particulier dans le Frioul-Vénétie Julienne, région alors sous domination autrichienne. C’est à cette époque-là que son nom s’italianise en « cappuccino ».
Bien entendu, la mousse de lait est préparée manuellement. Ce n’est qu’au début du XXe siècle, avec l’invention de la machine à café espresso que la boisson commence à prendre sa forme actuelle.
Les frères capucins ont donné leur nom non seulement à ce café d’origine viennoise, mais aussi :
– à un petit singe d’Amérique tropicale (Kapuzineraffe) à cause de sa fourrure bicolore. Mais chez ce sapajou (Cebus capucinus), les couleurs sont inversées : c’est une calotte sombre qui coiffe le sommet de sa tête aux poils blancs ;
– à une fleur : la capucine (Kapuzinerkresse). En effet, l’éperon (Sporn) du bouton de cette fleur rappelle la forme pointue du capuchon des moines capucins.
Pour être au courant
1- Selon la légende, après la levée du deuxième siège ottoman de Vienne en 1683, les Viennois auraient trouvé des sacs remplis de grains étranges (les fèves de café vertes, non torréfiées / geröstet) qu’ils ont pris pour du fourrage (Tierfutter) pour les chameaux et ont voulu les brûler.
Jean III Sobieski, le roi de Pologne victorieux des Ottomans, les aurait récupérés et confiés à l’officier Jerzy Kulczycki qui était aussi son interprète car il parlait le turc et le hongrois. C’est ce dernier qui aurait fondé le premier café à Vienne.
L’anecdote est trop belle pour être vraie. Mais les chameaux à Vienne, ce n’est pas une invention ! Lors du 1er siège de la ville en 1529, les Ottomans avaient amené avec eux 22 000 chameaux – comme bêtes de somme (Lasttier) – et des milliers également lors du second siège. On a d’ailleurs retrouvé un squelette complet de chameau à Tulln (Basse-Autriche).
Gravure représentant le siège de Vienne 1683 par l’armée ottomane avec ses chameaux
2- le Kapuziner / capuccino est, littéralement, un « porteur de petite capuche » (« capuce » en italien, « Kapuze » en allemand) : les trois mots dérivent du latin caputium (même sens), qui vient lui-même de caput (tête).
3- La machine à espresso est inventée et brevetée en 1884 par l’ingénieur turinois Angelo Moriondo.
Elle est améliorée par l’invention d’Achille Gaggia, brevetée en 1947 : avec l’augmentation de la pression, le café qui sort de la machine est couronné d’une mousse onctueuse, appelée « crema« .
En 1970, La Marcozzo, à Florence, met au point la GS, une machine à double chaudière permettant de produire simultanément de la vapeur pour le lait et de l’eau chaude pour l’expresso.
faire une omelette sans casser des oeufs ?
Avec Papondu, c’est possible
« Voici le premier œuf végétal créé par des Françaises. Papondu est un œuf qui, comme son nom l’indique, ne provient pas d’une poule. Il est 100 % végétal et possède des valeurs nutritionnelles proches de l’original. Il se présente sous la forme d’un blanc liquide dans lequel se trouve un jaune sphérique, une prouesse •• hervorragende Leistung •• à mettre sur le compte d’une technique de cuisine moléculaire. »
Dans un premier temps, l’oeuf Papondu sera vendu en version battue – plus facile à commercialiser – « sous la forme d’un liquide sous plastique qu’on peut utiliser pour faire des omelettes véganes mais aussi des gâteaux. » (article)
Miam !
Bien que l’oeuf « Papondu » (litt. « nicht gelegt« ) soit commercialisé depuis octobre 2022, vous n’en avez encore jamais entendu parler ? Moi non plus, d’ailleurs…
Peut-être s’agit-il là d’une invention « qui ne casse rien •• nichts Besonderes, nicht umwerfend sein •• » ? (1)
Le proverbe « on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs » signifie qu’on n’obtient rien sans qu’il y ait des effets secondaires parfois regrettables, ou même des victimes.
Cette métaphore culinaire est courante en français mais elle est de plus en plus concurrencée par l’expression « dommages collatéraux » (calque de l’anglais collateral damage), utilisée pour la première fois pendant la guerre du Vietnam et popularisée depuis par les médias, si bien qu’elle ne se réfère plus seulement au domaine militaire. On la met maintenant à toutes les sauces •• mis à toutes les sauces : bei jeder Gelegenheit verwendet, für alles erhalten müssen •• .
Ce qui nous ramène à l’omelette et au domaine de la gastronomie (2)
Le mot omelette vient du latin lamina (lame) après toute une série de transformations :
lamina → lamella : forme diminutive (dont est aussi dérivé le mot lamelle)
→ lemelle → alemelle : avec agglutination du « a » de l’article défini (« la lemelle » est interprété phonétiquement comme « l’alemelle ») ;
→ alemette : diminutif du précédent
→ amelette : avec métathèse du « m » et du « l » (attesté au milieu du XVe siècle)
→ omelette : c’est sous l’influence du mot œuf (écrit et prononcé « of » jusqu’au XIIIe siècle)
que l’initiale « a » s’est transformée en « o ».
Mais quel est le rapport entre une omelette et une lamelle ?
Les lexicologues estiment que ce plat préparé à base d’œufs doit son nom à sa forme aplatie.
Au milieu du XVIe siècle, c’est sous la forme « homelaicte » qu’on retrouve l’omelette chez Rabelais dans un chapitre où il décrit une île dont les habitants se donnent des noms étranges, basés sur des calembours •• Kalauer •• : « L’un appelait sa femme homelaicte, elle le nommait mon œuf : et ils étaient alliés comme une homelaicte d’œufs ». (3)
Rien n’indique cependant qu’il s’agissait alors d’un plat destiné aux humains.
Quelques années plus tard, l’omelette – sous sa forme orthographique actuelle – fait son apparition dans un recueil de « Receptes pour guarir les chiens ». (4)
Il n’est pas question d’œufs dans le proverbe allemand correspondant, mais de copeaux •• Hobelspan •• de bois. On quitte la cuisine pour l’atelier du menuisier •• Tischler •• ou de l’ébéniste •• Schreiner •• : Wo gehobelt wird, fallen Späne (Là où on rabote, il tombe des copeaux).
Attestée depuis la fin du XIXe siècle, la locution a le même sens et le même emploi que son équivalent français : elle est souvent utilisée – avec un peu de mauvaise foi – quand il s’agit de justifier des procédés indélicats •• rücksichtlos •• .
Il n’est donc pas tellement étonnant qu’on la retrouve parmi ce qu’on appelle aujourd’hui les « éléments de langage » (la langue de bois •• Phrasendrescherei •• version XXIe siècle) des hommes politiques.
On ne dit plus « il faut donner un coup de rabot » (den Hobel ansetzen), c’est-à-dire réduire des dépenses budgétaires ; on parle d’ajuster les dépenses.
Et tant pis pour •• das ist dein / sein / ihr Pech! Dumm gelaufen •• les victimes de ces « ajustements » : les « copeaux » et les « œufs cassés » !
Pour être au courant
1- ça ne casse rien = cela n’a rien d’exceptionnel, das ist nichts Besonderes
Dans cette expression, le verbe « casser » est utilisé dans le sens de « avoir un effet retentissant » (du latin quassare ← quatare : agiter fortement)
2- gastronomie : mot emprunté au grec ancien, où il signifie « art de régler l’estomac« .
Il se compose de « gaster » = estomac et de « nomos » = loi.
3- homelaicte : « l’ung appelloyt une sienne mon homelaicte, elle le nommoyt mon œuf : et estoyent alliez comme une homelaicte d’œufs. » Rabelais, Quart Livre, 1548. Description de « l’île des alliances » dans la langue originale.
4- antirabique : ce mélange d’œufs battus est proposé comme un remède très sûr pour guérir les chiens de la rage •• Tollwut •• , surtout si on y ajoute de la « pinprenelle » (la pimprenelle •• Pimpinelle •• ), mais surtout pas de sel !
Dans les autres langues romanes, le proverbe correspondant est plus ou moins calqué sur le français :
– No se hacen tortillas sin romper huevos (en espagnol) ;
– Non si può fare la frittata senza rompere le uova (en italien) ;
– Não se fazem omeletas sem ovos (en portugais) ;
– Nu poti sa faci omleta fara sa spargi oua (en roumain) ;
En anglais, l’expression la plus courante est You can’t make an omelette without breaking eggs,
– mais on utilise aussi la forme where the wood is chopped, splinters must fall, où on retrouve le travail du bois et les copeaux qui en résultent,
– comme dans l’expression néerlandaise : waar gewerkt / gehakt wordt, vallen spaanders.
Il y a l’omelette et das Omelett ! En France, une omelette ne contient que des œufs battus (plus un peu de sel et de matière grasse) tandis qu’en Autriche, le mot Omelett désigne un mets contenant aussi de la farine et du lait, à mi-chemin entre l’omelette et la Palatschinke.
l’art de se défiler quand on ne veut pas défiler
« Ce samedi [24/02/2024] s’ouvre la 60e édition du Salon de l’Agriculture à Paris.
Emmanuel Macron est arrivé sous les sifflets et dans un climat de forte tension samedi matin au Salon de l’agriculture, où des dizaines de manifestants ont forcé une grille pour entrer dans les lieux avant l’heure, sur fond de crise agricole. Après avoir rencontré des syndicats de la profession, le Président a rencontré et débattu avec des agriculteurs et des représentants des différentes organisations syndicales, en mettant en avant son envie de « dialogue ».» (article)
« Le président de la République ne se défile pas« , a déclaré Antoine Armand (député Renaissance de Haute-Savoie).
« Se défiler« , c’est se dérober à ses responsabilités, s’esquiver quand la situation devient critique.
On est là bien loin du défilé du 14 juillet, où les différents corps de troupe défilent sur les Champs-Elysées, sous les yeux du Président de la République qui trône sur la tribune d’honneur.
Et encore plus loin d’un défilé de mode !
Et pourtant, « défiler » et la forme pronominale « se défiler » dérivent bel et bien de « file« , et donc de « fil ».
La file, suite de personnes ou de choses placées l’une derrière l’autre sur une certaine longueur, ou avançant l’une derrière l’autre, vient du latin filum : fil, filament, déjà employé au sens propre et au sens figuré (par ex. au fil de l’eau, au fil du temps, passer au fil de l’épée…).
Le verbe « filer » possède lui aussi un sens propre (transformer une fibre textile en fil / spinnen) et un sens figuré (disparaître rapidement, s’esquiver, par ex. « filer à l’anglaise » qui se traduit en allemand par « sich Französisch verabschieden« ).
Mais quel est le rapport du verbe « (se) défiler » avec une file ?
Le terme est d’abord (au XVIIe siècle) employé dans le domaine militaire : « défiler » un ouvrage de défense ou les hommes d’une troupe, c’est le/s disposer de manière à éviter l’enfilade du feu ennemi. En effet, obéissant aux lois de base de la physique, la flèche d’un arc, la balle d’un mousquet ou d’un fusil, un boulet de canon ont une trajectoire rectiligne et pas un parcours en zigzag.
Ainsi, pour ne pas offrir une cible trop facile à l’ennemi, les hommes de troupe rompent la file, ils « se défilent », ils « sortent du rang », au lieu de se déplacer les uns derrière les autres en file indienne. (1)
Au début du XIXe siècle (attestation en 1826), « se défiler » prend le sens figuré que nous connaissons aujourd’hui, à savoir « se soustraire à ses obligations » ou, plus familièrement, « se débiner » (2).
Comme équivalent allemand, on peut proposer « sich drücken » (littéralement : s’aplatir) (3) : « sich jm. oder einer unangenehmen Sache nicht stellen, sich einer Herausforderung, einer Verpflichtung entziehen« .
Un « Drückeberger » (4) , c’est quelqu’un qui se défile. Le terme est surtout utilisé
– dans le domaine du travail en général : c’est celui qui se prétend malade pour ne pas aller travailler ou celui qui pratique le « shirking » (littréralement « dérobade »), un phénomène appelé « absichtliche Leistungszurückhaltung » en allemand, ou, en français, « retenue délibérée dans le rendement de son travail« … (5)
– dans le domaine militaire (où le terme est attesté à partir de la seconde moitié du XIXe siècle), il désigne celui « qui se fait porter pâle » pour éviter les corvées, pour ne pas combattre, ou celui qui quitte les lieux où se déroule le combat pour gagner des lieux moins exposés, par ex. les flancs du champ de bataille.
C’est de ce comportement que vient l’expression « tire-au-flanc« , synonyme français de Drückeberger. d’abord (1887) utilisé dans le domaine militaire, puis dans un sens plus large.
Sich drücken / se défiler – Pour se soustraire au danger, les uns s’aplatissent (à l’exemple du lapin qui cherche à échapper aux chasseurs et aux chiens, d’autres sortent de la file pour ne pas se trouver dans la ligne de tir de l’ennemi.
Selon Antoine Armand, député macroniste, le Président de la République ne se défile pas, il ne se fait pas porter pâle : il ne se dérobe pas à la discussion avec les paysans en colère.
Pour être au courant
1- Le sens moderne de « défiler » : marcher en file, se déplacer dans une revue en formation de parade, les uns derrière les autres, devant des autorités, ou devant des spectateurs (lors d’un défilé de mode, par ex.) est donc exactement le contraire de son sens originel, à savoir sortir d’une file !
2- « se débiner » signifie à la fois – « fuir » physiquement (s’enfuir) ou « fuir » au sens figuré de « esquiver qc », « se dérober à qc » (fuir ses responsabilités).
3- « sich drücken » est à l’origine un terme cynégétique (qui concerne la chasse). Dès le XIIIe siècle, il est aussi employé au sens de « filer sans se faire remarquer ». Le sens figuré (se dérober à une obligation) est attesté depuis le XIXe siècle.
4- Le terme « Drückeberger« est composé comme « Schlauberger » ou sa variante « Schlaumeier » (qui désignent un petit malin), à savoir du verbe / ou adjectif qui qualifient la personne et d’un patronyme ou toponyme (Berger / celui qui habite dans les montagnes ; Meier : le fermier).
5- Des circonlocutions : « absichtliche Leistungszurückhaltung » et « retenue délibérée dans le rendement de son travail »… Cela rappelle la réplique ironique mise par Molière dans la bouche de Philinte, à propos d’un sonnet composé en langage précieux et peu compréhensible (« Le Misanthrope », Acte 1 -1666) : « Ah, qu’en termes galants ces choses-là sont mises ! » (« galant » dans le sens de « raffiné, délicat »).
hors sol – ou – bodenständig ?
« Hors-sol« , « déconnecté », « méprisant » : les oppositions fustigent •• rügen, tadeln; litt. geißeln, auspeitschen •• Emmanuel Macron après son interview. »
Le député François Ruffin (LFI] a estimé que le chef d’Etat est « complètement hors-sol et ne comprend pas comment vivent les gens. À droite aussi les critiques fusent •• les critiques fusent : es hagelt Kritik •• . Louis Aliot [RN] a dénoncé un président « en déconnexion totale avec le pays. (…) Il tente d’imposer des réformes même contre l’avis de son camp. Il se moque pas mal de ce qu’il se passe dans son pays ». (article)
L’interview date du printemps dernier (2023), mais aujourd’hui les critiques n’ont guère changé : les paroles et les actes du Président et de la majorité macroniste sont totalement « hors sol », déconnectés de la réalité – c’est-à-dire des conditions de la vie quotidienne du « Français moyen ».
L’emploi de « hors sol » au sens figuré est relativement récent : attesté vers le milieu des années 2010, il est devenu plus courant que le sens propre qui, jusque là, s’appliquait au domaine de l’élevage, de l’agriculture ou du bâtiment :
– dans l’élevage hors sol, les animaux ne sont pas nourris avec les produits cultivés sur le sol de l’exploitation (flächenunabhängige Tierhaltung) ;
– dans l’agriculture hors sol, les cultures sont faites sans le support du sol : c’est le cas de l’hydroculture ou de l’aéroponie ;
– une piscine dite « hors sol » n’est pas enterrée : elle est en général amovible, (freistehender Swimmingpool).
La France d’en haut contre la France d’en bas (1)
Appliqué à une personne, à ses propos ou à ses actions, le terme « hors sol » concurrence aujourd’hui son synonyme « déconnecté » – littéralement : qui a perdu le contact, la connexion – et y ajoute une notion de mépris. Selon ses opposants, Emmanuel Macron, « président hors sol », n’a plus les pieds sur terre, il plane bien au-dessus du commun des mortels •• die Normalsterblichen •• dont il ne partage pas les soucis. Il fait preuve de désintérêt, de dédain et de condescendance •• Herablassung •• (2) à leur égard.
Hubris contre enracinement
L’équivalent de « hors sol » en allemand est « abgehoben« , littéralement « qui a décollé », qui ne touche donc plus terre, mais qui, en poursuivant cette politique hors sol, a peu de chance de décoller (3) dans les sondages !
Voilà tout le contraire de quelqu’un qui est « bodenständig« , c’est-à-dire une personne pragmatique, qui a les deux pieds sur terre, qui a le sens des réalités, qui est enracinée dans le terroir. Ce manque d’enracinement •• Verwurzelung, Bodenständigkeit •• est souvent reproché à la classe politique macroniste dont la plupart des représentants (ministres, députés, sénateurs…) n’ont pas d’attaches, de racines régionales.
Autre équivalent : realitätsfremd, qui se traduit de façon moins concise •• bündig, prägnant •• en français par « coupé, déconnecté de la réalité », « qui n’a pas le sens des réalités ».
Pour être au courant
1- La France d’en haut et la France d’en bas (die französische Führungsschicht und das Frankreich der kleinen Leute) : cette citation est attribuée à Jean-Pierre Raffarin (premier ministre de 2002 à 2005, sous la présidence de Jacques Chirac).
2- condescendant – Dans une grille de mots croisés, Robert Scipion (si mes souvenirs sont bons…) a proposé comme définition : « qu’il remonte, l’imbécile !«
3- décoller vient de « colle » : l’avion qui décolle doit s’arracher à la piste d’envol, s’en détacher.
Cependant décoller a un autre sens : trancher le cou (anciennement « col ») à qn, autrement dit le décapiter. Le dernier chef d’État français à avoir perdu son chef •• Haupt, Kopf •• sur le billot •• Hackklotz •• de la guillotine était Louis XVI, il y a 231 ans…