Le pif et le pouce
Vendredi 8 juin 2024 : publication des derniers sondages sur les élections européennes, juste avant le début de la « période de réserve » où plus aucune parole politique ne pourra être diffusée par les médias, par les équipes de campagne et sur les réseaux sociaux.
Estimant le score de son parti (La France Insoumise) sous-évalué par les instituts de sondage, Jean-Luc Mélenchon est allé jusqu’à menacer de « déposer une plainte pour savoir pourquoi des gens qui se trompent aussi souvent ont le droit de continuer à bluffer tout le monde ». Les Insoumis s’en prennent particulièrement à l’Ifop (Institut français d’opinion publique (1), qu’ils surnomment « Opif » – comprendre « au pif » – suggérant par là le manque de sériosité de l’Institut.
« Faire quelque chose « au pif » ou « au pifomètre » signifie agir à l’instinct, au jugé , on dit aussi « à vue de nez ». En effet, le « pif« , comme le « blair« , est un synonyme familier de « gros nez ». (2) On dira, par exemple, « à vue de nez / au pifomètre, la table fait 1,80 m de long » : c’est seulement une estimation – qui peut très bien se révéler fausse… quand on n’a pas « le compas dans l’œil » (3).
L’adjonction de l’élément « –mètre » – présent dans le nom de nombreux instruments de mesure scientifique (du thermomètre à l’anémomètre, en passant pas l’hygromètre, le baromètre, etc.) – au radical « pif » est antiphrastique et ne confère aucun caractère de sérieux au procédé ! Des sondages réalisés (par un institut de sondages) « Opif » – et par conséquent « au pifomètre » – seraient très fantaisistes.
« Diriger un pays ou une entreprise au pifomètre », c’est « naviguer à vue « , c’est-à-dire agir, sans programme précis, en fonction des événements tels qu’ils se présentent, sans pouvoir anticiper, autrement dit, « ne pas y voir plus loin que le bout de son nez » !
Cette « navigation à vue » nous amène au domaine de la marine auquel est empruntée l’expression équivalente « faire qc au doigt mouillé » (« finger in the air » en anglais, « met de natte vinger » (mit dem nassen Finger) en néerlandais). Elle vient d’une époque où – faute d’instruments de mesure fiables – les marins mouillaient leur doigt et le levaient pour déterminer le sens du vent : le côté refroidi indiquait la direction d’où venait la brise (en cas de vent fort ou de tempête, l’opération était superflue !) Les adeptes du franglais utilisent, eux, l’expression « faire qc au feeling« , c’est-à-dire « comme on le sent » (einfach nach Gefühl).
Cette méthode très subjective est aussi approximative que l’estimation « à la louche » qui, elle, se réfère à la grande cuillère (Schöpfer) utilisée pour servir une grosse quantité de nourriture et qui n’a rien à voir avec une cuillère doseuse ou un compte-gouttes, instruments qui permettent de mesurer un contenu avec une grande précision.
Les germanophones utilisent une autre partie de l’anatomie pour mesurer les distances. Comme le « pifomètre » français, « Pi mal Daumen » combine un élément scientifique – à savoir « pi » ou « constante d’Archimède » qui équivaut à 3,14159265359 – et un élément anatomique dont la taille varie (selon l’âge ou l’individu) : le pouce. Le recours à ce paramètre très approximatif confère à la locution une connotation plaisante mais peu objective.
L’expression « über den Daumen gepeilt« , synonyme de « au doigt mouillé« , est comme elle empruntée au domaine de la navigation. La méthode (Daumenpeilung (4) permet de mesurer les distances angulaires de manière relativement fiable (voir le schéma) sans sextant : en effet, comme la largeur du pouce et la longueur du bras sont, en gros, proportionnelles, ce procédé est relativement indépendant de la taille de la personne. Cependant, quand elle utilisée au sens figuré, l’expression est aussi approximative que « au pifomètre ».
Les Insoumis ne sont pas les seuls à émettre des doutes sur la valeur des sondages. « A la question : faites-vous encore confiance aux instituts de sondage ? 64 % des Français répondent non. Et 59 % répondent oui », ironise Philippe Geluk, dessinateur-humoriste et père du célèbre Chat.
Pour être au courant
1- L’Ifop a été créé en 1938. En octobre de la même année, juste après les accords de Munich, l’institut de sondages réalise la première enquête d’opinion publique en France, sur les risques de guerre et le Front populaire. Ces sondages ne seront publiés qu’en juin, juillet et août 1939, avant que ce ne soit interdit par la censure.
2- Pif et blair : c’est de là que viennent les expressions « ne pas pouvoir piffer ou blairer qn« , c’est-à-dire « ne pas pouvoir le sentir », au sens figuré, comme en allemand « jemanden nicht riechen können« .
3a- avoir le compas dans l’oeil, c’est pouvoir évaluer des distances sans outils, mais avec facilité et précision. Autrement dit : ein gutes Augenmaß haben. 3b- Le mot compas désigne deux objets différents : a − Zirkel : un instrument servant à prendre ou à reporter des mesures, à tracer des cercles, composé de deux branches, dont l’une se termine par une pointe en métal et l’autre peut porter une pointe, un crayon ou un tire-ligne. b − Kompas : dans le domaine de la marine – puis de l’aéronautique – le « compas de mer » est une boussole de navigation. Compas dérive du bas latin compassare (mesurer avec le pas – le pas romain équivaut à deux enjambées ou 5 pieds, soit 148 cm), dérivé de passus (le pas) .
4- Daumenpeilung : « Eine Daumenbreite entspricht etwa einem Winkel von 2°: wenn also beispielsweise der obere Rand der Sonne eine Daumenbreite über dem Horizont ist, wird die Sonne in acht Minuten untergegangen sein. Ähnlich kann man mit der Hand messen: Vier Finger der Hand (an ihrer Wurzel) entsprechen einem Winkel von 8°, die gesamte Hand mit dem Daumen 10°, gespreizter Daumen und kleiner Finger spreizen einen Winkel von 20° auf. »
Faire faux bond
Aaron Taylor-Johnson devrait succéder à Daniel Craig dans le rôle de l’agent 007, après que ce dernier « a fait faux Bond pour de bon« , comme le titrait Libération. Craig « aurait refusé 88 millions d’euros pour incarner James Bond dans les deux prochains films. »
Les producteurs comptaient sur la participation de Craig, mais celui-ci n’a pas répondu à leurs attentes. Faire faux bond, c’est donc décevoir les espoirs de quelqu’un ou même manquer à un engagement.L’expression, qui s’emploie aussi fréquemment au sens de ne pas se rendre à un rendez-vous, vient du jeu de paume – l’ancêtre du tennis et du squash – : quand la balle rebondissait mal ou pas à l’endroit où on l’attendait, elle faisait « faux bond ». On utilisait également l’expression pour désigner les femmes qui trompaient leur époux (mais pas pour les maris infidèles…) : elles faisaient « faux bond à leur honneur », elles manquaient à l’honneur.
Quittons le monde du jeu de balle et les jeux de l’amour pour une autre forme de divertissement, à savoir les tournois de chevaliers ou, plus exactement, les joutes équestres médiévales. Car c’est là qu’on trouve l’origine de l’expression « jemanden im Stich lassen », équivalent de « faire faux bond à quelqu’un ».
Pour être vainqueur du tournoi, le jouteur devait briser le plus grand nombre de lances sur ses adversaires. Mais il arrivait fréquemment que, déséquilibré par la violence du coup, le chevalier « vide les étriers», c’est-à-dire qu’il tombe de son cheval. Comme les armures de joute étaient très lourdes (pesant jusqu’à 45 kg à la fin du XVe siècle) et peu articulées, le chevalier – une fois à terre – ne pouvait plus se relever sans l’aide de son écuyer. Si celui-ci lui « faisait faux bond », il le laissait exposé aux piques de la lance de son adversaire, donc « im Stich gelassen ».
Malgré la protection des armures, l’utilisation de lances émoussées et un dispositif qui empêchait – en principe – celles-ci de transpercer l’armure ou d’entrer dans le heaume, les accidents étaient parfois mortels. Ainsi, le roi Henri II (1519-1559) a été blessé mortellement à l’œil par l’éclat de bois d’une lance lors d’un tournoi organisé pour fêter un doublemariage à la cour de France. (lien)
James Bond, lui, semble immortel : le personnage créé en 1953 par Ian Fleming, a échappé pendant plus de 70 ans à tous les dangers et à ses nombreux ennemis au fil de 39 romans (écrits par six auteurs différents) et de 25 films, où il a été incarné par six acteurs différents. Aaron Taylor-Johnson devrait être le septième.
Pour être au courant
1- Ce terme spécifique du jeu de balle a pris ensuite un sens figuré : dès le XVIe siècle, « faire faux bond » signifie faire banqueroute, c’est-à-dire être en défaut de paiement. Il s’agit peut-être d’une confusion avec la locution « faire faux bon (de paiement) », ne pas pouvoir s’acquitter sa dette.
Le terme « banqueroute », cessation de paiement de la part d’un négociant devenu insolvable, est issu de l’italien banca rotta (littéralement « banc cassé »). Au Moyen-Âge, en Italie, lorsqu’un banquier ne pouvait plus régler ses dettes et se retrouvait en situation de faillite, son comptoir ou « banca » (qui a donné le mot banque), était publiquement cassé : il lui était alors interdit de poursuivre ses activités.
Contrairement à l’allemand ou à l’espagnol, où c’est le même mot (die Bank / el banco) qui désigne le siège et l’institut financier, le français et l’italien font la distinction entre le banc / banco (Sitz) et la banque / banca (Einrichtung).
2- Ce tragique accident qui a provoqué la mort du roi Henri II a mis fin aux tournois et joutes équestres en France. A partir du XVIe siècle, les épreuves équestres à la lance ont été remplacées par des jeux d’adresse martiaux, comme la quintaine (Quintana oder drehender Roland), les courses de bagues (Ringelstechen) ou les courses de têtes (Kopfstechen, Türkenkopfstechen à la cour des Habsbourg au XVIIIe siècle (lien), ainsi que par différents jeux de simulacres comme les carrousels. (Le Grand Carrousel de Louis XIV – 1662)
Gregor Baci, alias Gergely Paksy, un noble hongrois, a été victime d’un blessure similaire au XVIe siècle : son œil droit a été transpercé par une lance lors d’un tournoi. – ou dans un combat contre les Turcs ottomans, selon une autre version. Il a cependant survécu un an à sa blessure. (lien)
« Die Ärzte haben ihn nicht im Stich gelassen » mais, comme ils ne pouvaient tenter une opération, ils ont dû se contenter de scier les deux extrémités apparentes de la lance…Lâchez-lui les baskets !
« Au cours du débat télévisé qui réunissait sur BFMTV huit têtes de liste aux élections européennes lundi 27 mai, le socialiste Raphaël Glucksmann a laissé éclater son agacement face à l’Insoumise Manon Aubry » la priant de lui « lâcher un peu les baskets ». (article)
« Lâchez-moi les baskets ! » signifie « laissez-moi tranquille ! » ou, plus familièrement, « fichez-moi la paix ! ce que l’on pourrait exprimer aussi dans un langage plus châtié par « cessez de m’importuner ! ». Il existe également une variante argotique de l’expression : « lâchez-moi la grappe ! » (1)
Si la grappe en question a un rapport – métaphorique – avec « l’inflorescence composée d’un axe principal, généralement pendant, autour duquel sont disposés à des niveaux différents des axes secondaires, porteurs de fleurs », ainsi que « le fruit composé qui en résulte » (Traube) (CNRTL), le mot basket n’a rien à voir avec la chaussure montante du même nom, portée à l’origine par les joueurs de ce sport collectif de balle, et devenue populaire dans les années 1970.
C’est à cette époque-là qu’apparaît l’expression « lâcher les baskets à qn », variante moderne – et basée sur la ressemblance de sonorité – de « lâcher les basques à qn« . Le substantif féminin « basque » (2) – sans rapport aucun avec le Pays et le peuple du même nom – n’était alors plus très courant.
« Se pendre, s’accrocher aux basques de qn » signifie le suivre partout avec insistance, ne pas le quitter d’une semelle, autrement dit importuner qn. Les basques ont disparu du vocabulaire courant… mais pas les importuns, et l’expression a été modernisée.
Mais qu’est-ce qu’une basque ? C’est la partie rapportée d’une veste, qui part de la taille et descend plus ou moins bas sur les hanches. Le frac ou queue-de-pie, par ex., est un vêtement à basques.
Pour suivre quelqu’un, il est naturellement plus pratique de s’agripper à ces morceaux d’étoffe qui pendent de sa veste plutôt qu’à ses chaussures (car, même si elles sont montantes – comme les baskets – elles ne montent pas très haut !)
C’est ce que font les enfants anxieux qui ne veulent pas quitter leur mère d’une semelle ou ceux qui apprennent à marcher et cherchent encore un point d’appui. « Rockzipfel » est l’équivalent de « basque » en allemand (3). D’ailleurs, le terme est utilisé dans une expression similaire à « s’accrocher aux basques de qn », à savoir « an Mutters Schürzenzipfel (4) oder Rockzipfel hängen » : littéralement « être pendu au coin du tablier ou aux basques de sa mère », ce qu’on appelle en français « être toujours dans les jupes de sa mère ».
Pour être au courant
1- l’expression « lâche-moi la grappe » est argotique parce que le mot « grappe » (en allemand, au sens figuré, « das Gehänge« ) se réfère à ce qu’on appelle par euphémisme « le service trois pièces » ou « l’entrejambe masculin », c’est-à-dire le pénis et les testicules. L’expression a peut-être été aussi influencée par le mot « grappin » et la locution « mettre le grappin sur qn.
2- le mot « basque » est d’abord attesté (en 1351) sous la forme « baste », une orthographe révélatrice de son origine étymologique et que l’on retrouve dans le provençal « basto » qui désigne un troussis, un repli d’étoffe. En français moderne, « bâtir » signifie encore « assembler à grands points les pièces d’un vêtement avant de les coudre » ou « faufiler ». Le verbe vient de l’ancien bas francique *bastjan, dérivé de *basta, fil de chanvre, qui a donné Bast (fibre végétale, extraite de l’écorce ou des feuilles, et utilisée autrefois pour assembler les pièces d’étoffe ou de cuir) et Bastler (le bricoleur) en allemand.
3- En allemand moderne « Rock » signifie « jupe » (un vêtement qui n’a pas de basques), mais le mot désignait autrefois la veste (qui, elle, peut être agrémentée de basques).
4- Die Schürze : le tablier est considéré comme un vêtement typiquement féminin, ce qui a donné naissance à l’expression « Schürzenjäger » (littéralement « chasseur de tabliers ») qui correspond à notre formule, plus coquine, « coureur de jupons » (littéralement « Unterrockläufer« ) qui désigne un séducteur.
Il y a pompe et pompes…
Mai-juin, mois d’examen…
Chaque candidat a sa méthode : pompes (1) avant les épreuves pour être en forme ; pompe – appelée aussi antisèche – pendant les épreuves ; il peut aussi choisir de pomper sur son voisin, à ses risques et périls. Autre méthode risquée : cirer les pompes à l’examinateur… (jm Honig um den Bart schmieren… encore faut-il que l’examinateur soit barbu) !
S’il n’est pas nécessaire de se présenter à l’oral en grande pompe (2), il n’est pas conseillé non plus de s’y rendre dans une tenue négligée : ne chaussez pas vos vieilles pompes, même si vous les trouvez plus confortables !
Si les savates s’appellent « pompes », c’est parce que ces vieilles chaussures ont le plus souvent la semelle décollée et/ou trouée et qu’elles pompent l’eau les jours de pluie.
Autre conseil : les jours d’examen, en cas de coup de pompe, pas question de boire de l’alcool ! Vous risqueriez d’être complètement « à côté de vos pompes ». Contentez-vous de Château-la-pompe !
C’est par dérision que l’on désigne ainsi l’eau du robinet – à l’origine, l’eau qu’on allait chercher à la pompe – en utilisant le vocabulaire des grands vins (Château d’Yquem, Latour, Margaux ou Mouton-Rothschild…), le « château » désignant le domaine viticole. Le « Château-la-pompe », c’est le grand cru de ceux qui n’ont pas les moyens de s’en offrir un vrai.
Autrefois, on parlait aussi de « vin de grenouilles », expression qui présente une certaine similitude avec son équivalent allemand « Gänsewein » (4) qui désigne l’eau potable « naturelle », toute simple, celle que boivent les animaux, grenouilles et oies. En italien, le « Château-la-pompe », c’est du « vino di fonte » ; quant aux Anglais, ils parlent de « Adam’s ale » ou « Adam’s wine ».
Pour être au courant
1- Les pompiers doivent leur nom au fait que les premières pompes à incendie étaient actionnées en pompant l’eau manuellement.
– A la pompe à essence, c’est un dispositif de pompage qui amène le carburant de la cuve aménagée en sous-sol jusqu’au réservoir des voitures.
– C’est aussi au mouvement de va-et-vient lié au pompage que l’exercice de musculation appelé pompe doit son nom.
2- Ne pas confondre, comme on le voit parfois dans la presse, les pompes et la pompe : « Le président a été accueilli en grandes pompes (sic) par son homologue portugais (ou pakistanais ou autre..) ou bien « Selena X s’est mariée en grandes pompes » (sic). Le président ou la mariée n’étaient vraisemblablement pas chaussés de vieilles savates lors de cette cérémonie !
3- En Provence, la pompe est une brioche ronde à l’huile (d’olive, bien sûr !) qui fait partie des « treize desserts » traditionnels que l’on déguste à Noël. Le mot a la même radical que le pompon, « pomp- » exprimant la rondeur.
4- La première attestation de l’expression Gänsewein date de 1577 dans le « Podagrammisch Trostbüchlein » de Johann Fischart : « Das Wasser ist der den Gänsen von Gott gegebene Wein« .
– En Allemagne, l’eau du robinet s’appelle aussi Kranwasser : Kran ou Wasserkran est un synonyme de Wasserhahn, le robinet. En effet, de même qu’en France les canons de fontaine, puis les premiers robinets, étaient ornés d’une tête de mouton (le robin, en ancien français), dans l’espace germanophone, ils étaient en forme d’oiseau (coq ou grue).
Et pourtant, il ne l’a pas inventé…
» a² + b² = c² « : dans un triangle rectangle, la somme des carrés des deux plus petits côtés est égale au carré du côté le plus long, l’hypoténuse. Cela vous rappelle sûrement des souvenirs d’école…
Ce que l’on sait moins, c’est que cette formule a été attribuée à tort à Pythagore (né à Samos vers 569 av. JC et mort vers 475). En effet, des tablettes d’argile trouvées en Irak (la Mésopotamie de l’Antiquité) ont révélé que, il y a près de 4 000 ans, les Babyloniens savaient déjà calculer la racine carrée d’un nombre et connaissaient la relation entre la longueur de la diagonale d’un carré et son côté.
Autrement dit, Pythagore n’a pas inventé le fameux théorème !
Aujourd’hui, l’expression « il / elle n’a pas inventé… » est le plus souvent utilisée de manière ironique pour qualifier quelqu’un qui n’est « pas très intelligent », « pas très malin » : ces litotes atténuent la critique, évitant les formulations plus directes et plus crues telles que « c’est un/e imbécile ».
Dans la plupart des langues européennes, on retrouve les grands classiques : « il / elle n’a pas inventé la poudre, l’eau chaude, la roue…« , des inventions considérées aujourd’hui comme banales. (1)
Ce modèle a récemment inspiré d’autres locutions plus humoristiques comme « il n’a pas inventé la machine à courber les bananes » ou « à défriser le persil », ou « à percer les macaronis » !
La création de nouvelles expressions est le reflet des nouvelles découvertes et de l’évolution des techniques. Ainsi, l’avènement de « la fée électricité » (à la fin du XIXe siècle) a vu naître la formule « il n’a pas la lumière à tous les étages » (autrement dit, les connexions neuronales de son cerveau ne fonctionnent pas). Cette expression rappelle une époque où seuls les logements des « beaux étages » étaient raccordés à l’électricité. Les « chambres de bonnes » – reléguées sous les toits – n’avaient pas le courant.
Si la formule « sa radio ne capte pas toutes les fréquences » est déjà un peu démodée, on entend encore « il a les fils qui se touchent (ce qui provoque un court-circuit » ou » il manque quelques boutons à sa télécommande« . L’expression « il n’a pas le WIFI dans toutes les pièces » est, bien sûr, plus récente.
Cependant la locution « ne pas être une 100 watts », utilisée au Québec, se rapporte encore aux (anciennes) ampoules à incandescence, et n’a pas encore été remplacée par son équivalent « basse consommation » : on n’entend jamais dire de quelqu’un que « ce n’est pas une 1200 lumens » !
Ce n’est pas un hasard si l’ampoule électrique est le symbole de l’idée qui surgit dans le cerveau. Dans de nombreuses langues et à toutes les époques, la notion d’intelligence – ou son manque – est liée à l’idée de lumière – ou à son absence : « ce n’est pas une lumière » a son équivalent en allemand : er ist nicht gerade eine Leuchte, ou nicht die hellste Kerze auf der Torte (ce n’est pas la bougie la plus brillante sur le gâteau) dans sa version moderne. (2)
La vivacité, l’acuité d’esprit est également symbolisée par l’image d’une lame bien aiguisée, affûtée (comme celle d’un couteau ou d’un outil) ou l’image d’un crayon bien taillé ; la locution française « ce n’est pas le couteau le plus affûté / aiguisé du tiroir » est un calque de l’anglais américain (not to be the sharpest knife in the drawer). (3)
La structure « ce n’est pas le / la plus … de… » se décline aujourd’hui en une multitude de variantes se référant à différents domaines : – animal : « ce n’est pas la truite la plus oxygénée du ruisseau / ou de la rivière » ; « t’es pas le pingouin qui glisse le plus loin (sur la banquise) » ; – végétal : « ce n’est pas la tomate la plus mûre du potager » ; – alimentation : « t’es pas le gâteau le mieux démoulé » ; l’allemand utilise la formule « die Weisheit nicht gerade mit Löffeln gefressen haben » (il n’a pas vraiment mangé la sagesse à la cuillère = enfant, il n’a pas été nourri à la sagesse).
A côté des formules « internationales » se référant à l’invention de la roue, de la poudre ou de l’eau chaude, on trouve de savoureuses variantes « couleur locale » (mit Lokalkolorit) ! – « ne pas avoir inventé le fil à couper le beurre » (Butter-Draht-Schneider) semble être une spécialité française ; – « ne pas avoir découvert l’Amérique » se retrouve, naturellement, en espagnol, en italien (non aver coperto l’America⁻- rappelons que Christophe Colomb était d’origine génoise) ou même en serbe (nisi otkrio Ameriku) ; – « il ne mettra jamais le feu à la Tamise » est, bien entendu, d’origine anglaise (he’ll never set the Thames in fire) ; – « il n’a pas mis les pattes aux mouches » ou « il n’a pas inventé les boutons à quatre trous » sont d’origine québécoise ; – « il n’a pas toutes les frites dans le même cornet / sachet » vient – vous l’aurez deviné – de Belgique ; – quant aux Danois, ils ont… inventé l’expression « il n’a pas inventé l‘assiette creuse » (han har ikke opfundet den dybe tallerken).
Ma locution préférée est une combinaison (assez absurde, avouons-le) de différentes variantes : « Il n’a pas inventé le fil à couper l’eau chaude à tous les étages ».
Pour être au courant1- des inventions considérées aujourd’hui comme banales – la roue : not having invented the wheel (anglais) ; não ter inventado a roda (portugais) ; lo himtsi et ha galgal (en hébreu) ; – l’eau chaude : non avere inventato l’acqua calda (italien) ; nisi otkrio toplu vodu (croate) ; – la poudre : no haber inventado la pólvora (espagnol) ; het buskruit niet uitgevonden hebben (néerlandais) ; das Schießpulver nicht erfunden haben (allemand).
2- On retrouve ce lien entre lumière et intelligence dans les expressions suivantes, utilisées aux Etats-Unis : – not to be the brightest bulb in the chandelier : ne pas être l’ampoule la plus brillante du lustre ; – not to be the brightest star in the sky : ne pas être l’étoile la plus brillante du ciel.
3- « ce n’est pas le couteau le plus affûté » rappelle l’expression, un peu démodée, « il n’est pas très fute-fute » (er ist nicht sehr helle) – dans le sens de « futé ». Celui qui n’est pas « futé » n’a pas l’esprit « affûté ». D’ailleurs « affûté » (scharf) et ‘futé‘ ont la même origine étymologique, à savoir le « fût » (morceau de bois, tronc de l’arbre). « Se fuster » signifiait, en ancien français, « aller dans la futaie » (pour échapper aux chasseurs par ex.) : son équivalent moderne et familier est « se tailler » (littéralement « aller dans les taillis« ).